22 janv. 2008

D’Althusser interpellant un policier

Je n’ai pas l’habitude de penser en politique ; je n’en connais que rudimentairement les lieux communs et n’en maîtrise qu’hasardeusement le langage. Je suis d’ailleurs encore toujours tout étonné de l'évidence avec laquelle semble être circonscrit pour tous ce qu'est le politique, ce qui tombe ou non sous son champ : « ceci est politique et ceci [une sexualité sans organes par exemple] ne l'est pas, ou pas vraiment, pas suffisamment », suivant en cela une norme différenciative claire mais indistincte, qui je crois m’a été cachée ! Sous toutes réserves, et sans fausse modestie, je vais donc parler au bon hasard, parole heureuse idiote.

Le cas autour duquel va graviter mes quelques réflexions a été mis sous mon attention par un livre de Judith Butler dans lequel elle relève, sans trop toutefois le déployer, le tour ironique par lequel Louis Althusser, qui a livré une théorisation devenue classique de l’interpellation d’un passant par un policier, interpellera lui-même un policier après avoir étranglé sa femme. Il faut rappeler que pour Althusser tout sujet social se trouve constitué par son interpellation par la voix d’une autorité, le meilleur exemple étant justement celui d’un policier apostrophant un piéton : « Hé, vous là-bas! ». Le passant qui se reconnaît dans ce « hé-vous », accusateur mais pourtant encore impersonnel, se retourne et précisément dans ce retournement devient sujet. Le sujet est et n’est ainsi aux yeux d’Althusser que l’effet, la production, d’une voix investie politiquement. Mais qu’arrive-t-il lorsque le sujet interpelle à son tour le visage de la voix : « Police, police ! » ? Quel sens a proprement cet événement ? Le sujet-citoyen produit-il de sa parole mineure un sujet-policier, a-t-il en sa voix les conditions suffisantes d’une subjectivation à rebours de l’autorité ? En d’autres termes, à quelles conditions peut-on véritablement parler d’une inter-pellation ? Qui peut appeler qui ? C’est ce genre d’interrogations qui vont sous-tendre ce qui suit.

Il me faut continuer un moment sur l’exemple, et autant que possible dans sa concrétude. Althusser se précipite dans la rue et appelle la police. Mon intuition est que l’agent (sic), contrairement au citoyen, ne se retourne pas instantanément, qu’il y a un délai, une « différance » diraient d’autres, aussi infime et intérieure soit-elle, qui doit s’écouler avant que l’agent ne se reconnaisse comme effectivement appelé : « Police, POLICE ! ». Délai d’indécision quant à ce que le policier est comme sujet d’une adresse, délai de flottement potentiellement dissociatif, comme je tenterai de le montrer plus loin. Ce délai du retournement policier (et avec ça leur nonchalance bien connue) est réel, ce qui revient à dire qu’il fonde une différence, irréductible, entre le sujet-citoyen et le sujet?-policier. Le policier ne se laisse pas subjectiver aussi instamment que le passant, et j’aimerais maintenant essayer d’analyser pourquoi.

Je voudrais examiner pour ce faire le mécanisme de réponse du citoyen à un nom qui n’est pas le sien propre. Althusser, même s’il insiste sur le fait que statistiquement les passants hélés se retournent à tout coup tout à coup, n’explique pas le pourquoi de ce retournement subit et subi. Butler tentera d’expliquer cet automatisme de reconnaissance par l’exploitation politique d’une conscience coupable inhérente au citoyen moderne. Il serait plus nuancé à mon avis de dire que la reconnaissance du passant à son interpellation par un nom impropre se greffe sur une couche primaire de la conscience individuelle qui serait de nature paranoïaque. J’entends par « paranoïaque », suivant très librement une idée de Lévinas, une configuration de la conscience, proche du délire de persécution, par laquelle un individu donné sent sans cesse que son Je est en question, questionné. La constitution paranoïaque se formulerait ainsi : « il est question de moi [avant même qu’il soit de fait question de moi], il s’agit partout de moi [avant même qu’on m’est appelé], on me veut quelque chose [avant même que m’aie été demandé quoique ce soit], etc. », le passage entre crochet étant évidemment voilé pour le sujet concerné. Par exemple, « je marche seulement, et on me regarde ; j’existe seulement, et on me juge ». L’Ego est précédé lui-même pour lui-même de sa mise en appel par Autrui (un autrui omniprésent purement fantasmatique). On trouve là à mon avis, et non pas dans le narcissisme et ses soi-disant déclinaisons anorexiques, culturistes, etc., la véritable incarnation socio-psychique de ce qu’on appelle couramment l’« individualisme » contemporain. Pour revenir de façon plus serrée à la discussion qui nous occupe, le passant qui se retourne est (doit d’avance être) parano, et le policier exploite cette modalité paranoïaque d’existence. Contre l’opinion commune, les « pathologies » ne sont pas des nuisances au bon déroulement sociétal, mais (une fois isolées, cf. le DSM) un moyen sûr, fonctionnel parce que prévisible et reproductible, de produire des sujets. Le piéton, spontanément : « Un policier hèle et c’est forcément moi qu’il appelle, c’est nécessairement à quelque chose qui me concerne qu’il s’adresse [alors qu’en vérité plusieurs passants se retournent, tous paranos ou, plus sainement, quelques spectateurs simplement intéressés] ». Dans les rues paranos de Montréal, « vous » ou « hey! » constituent étonnamment un nom tout aussi efficace que tout nom propre pour isoler et produire un sujet individuel dans le flux sinon ininterrompu des passants, tout ça parce que le parano survit dans l’attente perpétuelle d’être sujet de quelque chose.

Je peux maintenant revenir au délai de re-connaissance du policier interpellé par Althusser-citoyen. Si on me permet cette formulation, je dirais que la conscience policière ne vit pas à travers, sur, un sujet paranoïaque : le policier a le luxe (que lui confère l’Autorité, réelle ou fantasmée) de ne pas toujours être en question, de ne pas être constamment susceptible d’être l’objet d’un appel, qui lui demanderait à se produire (au sens où l’on doit « produire » ses papiers). C’est en ce sens que je crois devoir comprendre le loisir réel des autorités, loisir à être, c’est-à-dire à être en dehors d’une condition de sujet. Le policier a une identité et une existence vacantes, sans visage. Vacantes, mais non inexistantes : le policier doit bel et bien tôt ou tard être ramené à sa condition de sujet, sujet destiné à rendre certaines tâches, à occuper certaines fonctions (arriver, questionner, noter, arrêter, etc.). Mais la première et seule véritable tâche de toute autorité sera à cet effet toujours de préserver l’illusion qu’elle est fondée en absolu dans son caractère a-subjectif, « infonctionnel » pour ainsi dire ; de se garder de la honte, pourtant réelle, d’être aussi un sujet parmi d’autres et parmi ceux qu’elle produit.

Je voudrais souligner que si la production des sujets-citoyens se constitue par une greffe sur un sujet paranoïaque préexistant, l’autorité appelée, dans le délai minime de sa méconnaissance à soi, doit payer le prix de son loisir par l’épreuve psychotique de sa vacance identitaire, culminant ultimement dans une dissociation du corps du policier et de sa personne (avec Foucault, il faut comprendre les différentes subjectivations comme production de corps unitaires). Car qu’est-ce qu’on appelle police ; qu’est-ce qu’on interpelle dans la police ? Un corps-policier, et non pas, non plus, un Je, un individu singulier. Le policier préfèrera toujours s’imaginer agent que sujet. Et différents aménagements discursifs viennent prévenir ou encadrer la psychose qui pourrait survenir à l’occasion du flottement identitaire du policier : « vous êtes des sauveurs, votre corps-de-policier incarne une âme-de-sauveur ». Cet imaginaire héroïque est efficacement récupéré par les sex-shops qui vendent à grand frais des déguisements policiers de mauvais goût.

Parenthèse : le policier qu’on interpellera par « boeuf », « poulet », « cochon », ou même, pourquoi pas?, par « chienne » ou « fif », va sans contredit se reconnaître plus rapidement que si l’on appelle de par son titre de police. L’injure est possiblement le processus discursif de subjectivation le plus démocratique et le plus direct. C’est que la reconnaissance se greffe ici sur le sujet d’une blessure (passée ou possible), et la blessure, mémoire sûre, sera toujours une voie privilégiée d’identification. Toute blessure donne en effet un sujet fort : d’abord parce qu’elle est purement subie, passive ; ensuite parce qu’elle laisse une cicatrice. Joë Bousquet fera de sa vie entière l’expérience d’être venu incarner une blessure qui lui préexistait, façon de récupérer la perte réelle de sa vie par une balle perdue de la guerre de 14-18 qui l’a paralysé définitivement.

Cette remarque en appelle une autre, sur l’usage, commentée régulièrement depuis quelque temps dans les médias, des noms injurieux par ceux-là même qu’ils sont censés injurier. « Bitch », « nigger », etc. Le noir se referait lui-même sujet, au moyen des processus mêmes de subjectivation qu’il connaît et qu’il emprunte au blanc. Cependant, le noir apprend-t-il réellement à devenir autre chose que noir (le noir humilié du blanc) ? Cette auto-injure exprime il me semble très bien l’attachement des sujets à leur condition de sujets, et je dirais, en total accord avec Butler, que la condition de sujet (fut-il sali ou blessé) est et sera toujours une alléchante « promesse d’existence », une apparente condition de possibilité de durée et de survie. « En sujet je persiste dans l’être ; si je ne suis plus sujet, je ne suis plus rien » : mensonge ontologique originaire des autorités. J’y reviendrai en conclusion.

Y a-t-il donc inversion, réversibilité des moyens de subjectivation lorsque le passant interpelle le policier ? Parallèlement, y a-t-il une différence et un gain quand le noir s’appelle lui-même « nigger » ? J’adopterai une position pessimiste. Il est vrai que si je peux injurier le policier ou même simplement l’appeler, en faire un sujet qui au bout d’un délai viendra me rendre service (!), c’est qu’en un sens l’autorité ne peut que difficilement dissimuler aux sujets ses processus de subjectivation, qu’elle rend ainsi reproductibles, « reterritorialisables » selon l’expression de Deleuze. Et ici je suis optimiste : on peut, en droit du moins, connaître les processus par lesquels nous devenons temporairement sujets. Et non seulement connaître, mais les reproduire ! Encore une fois, plusieurs pratiques sexuelles misent sur la répétition privée et déguisée de visages sociaux autoritaires. Mais cette répétition est comique et tragique à la fois, en un mot, grotesque. Je suis alors pessimiste en ceci que l’« autorité » a un loisir, quelque chose de plus, quelque chose que le noir n’a pas quand elle le nomme « nigger ». L’énonciateur policier, quand bien même il serait appelé par injure, est préservé, gardé à l’écart en sûreté dans son être propre, en raison même de sa distance à lui-même. Une force de production est strictement perdue dans la répétition, insolente ou non, des pratiques de subjectivation, lorsqu’elles viennent des sujets qu’elles ont en premier produits.

Retour final et plus personnel cette fois sur la théorisation d’Althusser. Pour Althusser, aucun sujet n’existe sans avoir été auparavant assujetti, sans s’être d’abord lui-même soumis à son assujettissement : le sujet émerge contre lui-même, tant et si bien que la subjectivation est en un certain sens [auto]-sujétion. Mais contre la philosophie moderne du sujet et ses projets d’émancipation, le sujet ne préexiste pas aux actes qui le produit et n’est pas tant le résultat d’une réflexion d’une conscience sur elle-même que le retournement matériel d’une conscience contre elle-même. À partir de ça, on répète à peu près partout chez les commentateurs qu’Althusser, Foucault et d’autres, pensent hors de la métaphysique du sujet lorsqu’ils ne pensent plus celui-ci comme substance-support mais bien comme simple résultat d’une opération venue d’ailleurs. Pas de sujets, mais une (des) subjectivation (s).

Ceci me force à revenir sur un point mentionné plus haut, que j’ai nommé en grande pompe le « mensonge ontologique originaire de l’autorité ». C’est pourtant bien ça ! On voudrait nous faire croire de tous côtés que rien n’existe sinon des sujets, qu’en-dehors de notre être de sujet, nous n’existerons plus. Ce qui importe ici, c’est de voir qu’Althusser propage lui-même ce même mensonge. On pense au final qu'il n'y a pas d'actions sans sujet et que les sujets sont partout. On suit par là la philosophie traditionnelle du sujet, en ceci que 1. le sujet est doté d’une faculté d’action ; et surtout, 2. quelque chose survit en-dehors de la subjectivation même ; une substance demeure, fut-elle d’une durée minima. Concrètement, pour Althusser je demeure citoyen après m’être retourné face au policier et que celui-ci a regagné son véhicule. Je soutiens au contraire qu’il n’y a radicalement aucune substance en dehors des processus. Des gestes d’État ne produisent pas des sujets qui acquérraient alors une existence indépendante, mais plutôt, il faut dire que des gestes (des événements) produisent des conditions dans lesquelles quelque chose qu’on peut nommer « sujet » devient temporairement manipulable (et ces gestes auront sans cesse à être répétés, ou par l’autorité ou par l’individu lui-même, pour que quelque chose comme un sujet demeure). Mes yeux produisent et reproduiront habituellement les conditions dans lesquelles quelque chose comme un verre devient préhensible. La nuance est fondamentale.

Il faudrait fonder la pensée de la subjectivation non plus sur un vitalisme, ni sur un matérialisme binaire de souche marxiste, mais sur une ontologie d'« actions », ontologie « pragmatiste » pour dire aventureusement. Philosophie américaine. Les sujets sont exhaustivement descriptibles comme fantômes temporaires d'une !activité » qui les rend visibles, pensables et agissables. La question n’est plus tant alors de savoir comment les sujets commencent à exister, mais bien comment peuvent-ils cesser d’exister ? Comment notamment, un sujet paranoïaque peut-il cesser de penser à lui-même, de centrer sa vie sur son Ego ? Mais à quoi ressemble une existence asubjective ? Disons pour le moment seulement que quelque chose n’est pas sujet : il y a une folie non-catégoriale, non poétique et non pathologique, proche de ce qu’on pourrait nommer la « pensée » – encore que la pensée chez certains soit devenue une pathologie. Cette note a un ton amer. Il y a hors-sujet des différences non individuées, à partir desquelles des corps non-organiques sont susceptibles d’émerger. Ce qui me ramène à mon paragraphe de départ : on me dira que ces corps ne sont pas politiques. À partir de là il y a une difficulté à communiquer qui me rend triste. Cette tristesse, elle, est politique.



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