5 sept. 2007

D'ici comme d'ailleurs


Aujourd’hui, comme hier, détient l’essentiel de ce que demain sera. Appelons-le monotonie ou certitude, peu importe. La vie, la pantomime de nos sociétés semble parer nos jours heureux d’une douce apathie faite d’émerveillement calculé et de surprise préméditée. L’artifice tient à cela. Faire voir ce qui est, mais ne point laisser ressentir ce qui en est. Le monde et ses misères sont une théorie, au mieux sont-ils une lutte quelque part dans nos écrans à l’heure du bulletin de nouvelles. Il y a, en ce sens, un effet de mise à distance du monde. Opération par laquelle tout se donne à voir, tout devient objet de savoir et de connaissance. Plus l’opération de mise à distance s’effectue, moins la réalité vue devient réalité sentie. Tout le pouvoir mystificateur, qui rend le quotidien possible, se joue sur cette mise en scène. Cioran disait que «seul un monstre peut se permettre de voir les choses telles qu’elles sont!». Or, pour fonctionner, toute société doit éviter de transformer les individus en monstres, c’est-à-dire qu’elle doit organiser le voir et le savoir de manière à évacuer l’horreur comme donnée sensible, susceptible de nous toucher. En fait, la question est fort simple. Comment se fait-il que nous nous accommodions de l’horreur ? Comment est-ce possible de vivre la douce mimique quotidienne en sachant que la vie telle que nous la sentons est avant tout une exception à une condition humaine monstrueusement inégalitaire, partout répandue ?

Certes, il n’y a, devant cette question, aucune réponse définitive. Mais ceci pourrait être dit. La vie de tous les jours est peuplée de lieux communs, de repères, de symboles. La vie, dans sa mélodie journalière est porteuse d’une certaine cohérence. «Ainsi va le monde», dit le dicton. Ainsi. Ainsi. Ainsi. Ce mot bref traduit dans sa résonance une part énorme de résignation, une acceptation tacite de l’ordre des choses. Et l’ordre des choses veut, qu’ici bas, l’injustice soit le soleil, alors que la justice tient de la comète, éphémère apparition dans le ciel d’heureux élus. Et si ainsi vont les choses qui sommes nous pour nous y opposer ? Comptons-nous chanceux de s’être mérité une place loin des horreurs et faisons honneur à ceux qui souffrent en profitant de notre chance. Voilà pour la mise à distance. La vérité est que nos sociétés ont sécrété, comme condition première d’équilibre, un voile épais, un filtre mystificateur qui nous protège contre l’intense palpabilité de la souffrance, qui couvre, ou plutôt pare la réalité d’une texture plus lisse, plus acceptable pour ne pas dire plus vivable. Ce voile permet ainsi de vivre à tous les jours, d’être soi-même et d’accomplir une mission au sein de la société. C’est par ce même artifice que l’éviction d’un animateur-radio vulgaire nous mobilise et nous touche beaucoup plus que les rumeurs des génocides par-delà nos océans. Ainsi, l’horreur constitue ce mythe habilement mis en scène et suffisamment édulcoré pour que, lors du bulletin de nouvelles, personnes ne s’étouffe en buvant leur digestif. L’horreur, dans nos contrées saines et sécures, est une fiction projetée sur les écrans de cinéma. La mort est un graffiti urbain, bon pour éveiller les idées d’un ado en manque d’attention. Nous sommes, riches nations, hors du temps. Murés dans une vaste citadelle transparente, observant le monde comme on observe un documentaire touristique habilement monté : pas de longueurs, pas d’images choquantes, donnez nous le sucre, mais ne nous montrez pas la canne. Ainsi en va de notre vision globale, asservie plus que jamais à l’impossibilité d’être touchée par la chair du monde.

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