5 sept. 2007

De Pourquoi j’avance cagoulé frangine

« Comme disait l’autre… » Combien de fois je l’ai entendue celle-là, puis quelques étudiants rire, d’un étouffement affecté, comme s’il y avait quelque chose d’invisible qui passait entre eux et l’orateur, quelque chose du privilège du secret. « L’autre », c’était souvent Nietzsche, Marx ou Freud, puis les quelques étudiants, c’était il faut croire ceux-là mêmes qui crachaient sur une certaine façon de signer en philosophie, ou dans la production intellectuelle en général. À quelles conditions est-ce qu’on s’en tape? Je veux dire; du secret, de la signature, ou des ongles que Deleuze ne coupait pas? De F-o-u-c-a-u-l-t et de ses expériences sexuelles? Qui s’en tape vraiment aujourd’hui, entre nous? Pourquoi j’avance cagoulé frangine.

Y’a de ces façons qui ne s’oublient pas. La signature par exemple, ça date. Ça date, ou pas vraiment. Parce que Kant signait pas comme nous, pas comme Derrida – oh. Pis fuck c’est pas pour les bourses que tu signes l’ami. C’est une façon, c’est Europe. L’UdeM ou l’UQAM, au compte de la signature, échappent pas à cette Europe-là. C’est pas les États-Unis tu vois, où il y a la collégialité, le campus, où on publie à coup d’articles ; ça c’est une tout autre façon, pour laquelle le re-nom c’est souvent plus pour les étudiantes que pour estampiller sa personne sur une œuvre, de 300 pages chez Épiméthée putain. Le nom propre signé d’un franco-allemand – c’est toi et moi – lui se met à fonctionner à son propre compte, dans le plan autonome des textes, son devenir. Le nom finit par lui-même compter ; c’est comme « Warhol ». Oui merde je sais, Descartes « avançait masqué ». Mais je l’imagine bien le loup stylisé sur sa gueule! Descartes! …le fin signeur!

Ok. Et c’est pas comme s’il fallait chercher à savoir pourquoi on signe. Ça, on laisse ça aux sociologies, aux psychologies, que sais-je encore ; ça c’est leur affaire, leur affaire propre, mais qu’ils doivent se partager sans pouvoir s’entendre, dans leur course débile à l’antécédent. Comment on dit déjà? C’est avec ça qu’ils font leur argent quoi (mais ils doivent se le distribuer). Moi ce serait plutôt faire valoir ce qui se passe quand on signe, puis quand on signe pas. C’est deux questions différentes ; mais l’occasion elle est singulière, d’en traiter.

Je dis « signer ». Ça passe par beaucoup plus qu’un paraphe à la fin du texte l’ami. La signature ça passe partout. Ça passe par le style aussi. Écris pas ton nom, le style, lui, va signer pour toi (mais arrête le vouvoiement à la 17ième, avec tes talons, t’as chaud, tu sens fort le fond de teint). Baisé quand même que tu voudrais pas. Ou le ton. Comme pourquoi ici je voudrais glisser une ligne sur les ‘tasses que je nique, pourquoi je le dirais à la manière des cités parisiennes? C’est quoi une signature? Ça passe par quoi encore? C’est pas sûr que citer des autorités – on dit « autorités », ça vient d’« auteur » ; y’a rien d’innocent – c’est pas encore une façon détournée de signer, de se signer comme on dit dans le vocabulaire de la liturgie. « Nietzsche », « Bourdieu », ou « saint Augustin » pour d’autres, ça fait valoir tristement un personnage, celui dont la main signerait. Le nom, faute de l’avoir, tu l’empruntes, par réseautage. Citer ça masque mais ça cagoule pas, faudrait pas t’emballer avec ton chapeau plein de noms. Mais qu’est-ce que tu te racontes au fond? Cite, trouve un ton, fais du style ; ça donne un air, une individualité, une personne, mais quand le sac à ordures est bien refermé, il y a quelque chose qui pue encore. C’est sûrement la défaite, celle de n’avoir pas su faire passer dans l’écriture une singularité vraie, impersonnelle. Ah pis merde je parle pas dans le tragique de la « mort de l’auteur ». C’est débile aussi la mort de l’auteur, Europe ne fait plus que ça des auteurs. C’est la pensée le vrai mort-né. Les nuages. Qu’est-ce qui se passe quand on signe. Signer ça donne le philosophe, ou l’auteur. Parce qu’un philosophe, un auteur, ça existe pas comme ça, dans la nature. Faut le faire. Toi t’es pas philosophe avant d’avoir signé quelques trucs, pis je pense pas que signer les chèques que tu fais à l’université ça va suffire. Non fais un texte, parle de ce que tu veux – mais plus tu vas te rapprocher de la « vie », plus ça va être périlleux (quoique ça peut être très stratégique, prends le cas de Foucault par exemple, ou de Bataille, mais lui je veux pas y toucher). Mais surtout signe de façon à laisser entendre que : d’un côté y’a le monde et de l’autre y’a le moi-qui-signe, qui le vit le monde mais qui lui n’est pas vécu comme le monde lui il l’est. Ça c’est pas mal le fond de l’affaire. Signer ça veut nous convaincre qu’un philosophe, c’est pas de la vie, c’est en dehors de la vie ; « et il faut bien qu’il le soit du dehors, pour qu’il puisse en parler du dedans! » Ouais ouais, c’est ça… J’te jure… Signer laisse le flux d’un côté, pour mettre l’auteur par-dessus, comme un sujet affecté par sa vie – la vie soi-disant lui arrive, lui parvient… –, juste assez mais pas trop pour pouvoir en donner un procès-verbal. Ça sonnait bien à la fin du vingtième l’« affection originaire » de la chair. Ah putain… Aujourd’hui « affection » ça cache plus l’idée d’affectation. Tiens, l’affectation originaire du vécu à son auteur, son signeur. Mais merde, qu’on le laisse désaffecté le vécu! Ça appartient à personne. Signe pas. Avance cagoulé.

La personnalité multiple, le trouble de l’identité dissociative, pour plusieurs c’est sérieux. Prends l’American Psychiastrist Association. Mais y’a des gens qui merde s’y encouragent. On pourrait penser que la signature ça vient faire une synthèse, que ça identifie l’œuvre et son auteur. C’est pas faux. Il y a oui de la propriété derrière tout ça. Pourtant ce qui se passe vraiment, c’est qu’il se fait une division en deux : y’a un sujet qui écrit et qui soi-disant vit (la vie pauvre du monde de la raison et chez quelques gentillets délinquants celle quotidienne des objets pratiques), puis un autre sujet qui vit les expériences dont on ne peut pas rendre philosophiquement compte (pas seulement les vertiges du sexe, du délire, des pleurs, mais aussi les fulgurations constantes derrière penser, parler, voir, etc.). Je l’ai senti ce dédoublement de la personne quand j’ai vu que j’avais pas de mal à dire « en personne » que j’écris ce texte cependant que j’aurais beaucoup de mal à le signer : signer ça aurait brisé un personnage que j’ai commencé il y a longtemps ailleurs. Par ailleurs la scission on la voit dans ce qu’il serait dérangeant de lire systématiquement Emmanuel Kant plutôt que « Kant », Jean-Paul Sartre, plutôt que « Sartre ». C’est important que la vie recule, pour que le texte fonctionne, fasse son effet. Quand je dis « Sartre » – le nom commun – c’est déjà plus Sartre, j’entends pas tant la personne historique (ça s’est construit, c’est aussi un effet de surface), que la vie-Jean-Paul Sartre.

Si donc y’avait une manière de signer, ça serait, en signant, de dire : eh non je suis pas coupé du flux, de ce que j’écris, ça c’est bien moi, mieux c’est la vie qui a passée en moi, le vertige. Sincèrement ça me convainc pas. Parce qu’encore une fois : 1. c’est comme si on pouvait décrire la vie. Mais – détail!? – un énoncé c’est vécu aussi… le langage échappe pas à la vie pour en parler. 2. c’est comme si toute vie passait par le Moi, par un Je. Mais justement la vie c’est impersonnel, ça n’a pas de lieu, au contraire ça crée des lieux. Le « je » c’est un de ces lieux-là. Y’a un morceau de Jazz qui s’appelle « Everything Happens to Me »… Ça m’a fait sourire, mais non. La vérité c’est plutôt quelque chose comme « Me Happens ». On parle comme si c’était donné d’avance un individu. Enlève tout ce qui rend indivisible, tous les nombreux principes d’individuation (le corps spatio-temporellement localisé, le visage, l’historique, le regard d’autrui, etc.), puis il va rester seulement un flux anonyme. On dira : ça arrive ça au philosophe dans son cabinet, d’être dépassé par son texte, de s’ouvrir à ce vécu impersonnel, et déchaîné. Oui, mais à la fin le pauvre il lui faut toujours se réapproprier la pensée, alors que la pensée c’est sauvage, c’est le centre des États-Unis, l’atmosphère lourde d’un bar, etc. Ça c’est l’hypocrisie de l’intellectuel : il repose sur une vie peuplée du céleste, du marin, du terrestre, mais se refuse à l’admettre.

Signe pas. Avance cagoulé. Le philosophe, l’intellectuel, c’est joué. À ce compte-là aussi c’est vécu, c’est une part du flux. On parle dans la vie. Ou parle dans la vie. Ou apprend, bégaie au départ (vs. les modernes, qui crient au départ). Y’a pas de retrait, pas de scission. Ça c’est de la merde. C’est la même merde qu’on trouve dans la conception classique ou contemporaine du langage. Heureusement y’a rien qui dit que y’a pas une pratique alternative du langage. Le langage aussi t’es dedans, donc écris dedans. Comme t’es dans la pensée, la pensée est pas en toi : pense dans la pensée, son immanence, peuplée d’animaux, des souvenirs de corps ondulés sur ton lit, de lapsus, etc. Pourquoi vaudrait mieux que ça devienne impersonnel, un texte. Y’a rien qui dit que y’a pas quelque chose qui passe intérieurement entre moi et la banlieue de Paris. Ça vaut pour tout le monde. Ça ça fait une signature singulière d’avant la personne, la seule qui vaille, qui n’a plus rien à voir avec le paraphe, le style, le ton, la signature. De l’autre versant, y’a rien qui dit qu’il n’y a pas une façon de prendre un texte, puis de lui enlever sa signature. J’en ai plus besoin, d’un visage. Leibniz non plus, je le cagoule. Pourquoi frangine j’avance cagoulé. Pourquoi on est quelques-uns à avancer cagoulés. C’est pas une question. On n’en a plus rien à battre. C’est drôle comment le « je » continue à fonctionner même si on ne signe pas. Comme facteur de singularité, qui marque une ligne parmi d’autres dans la pensée. Si on arrive à comprendre ça à fond, on aura compris pour une bonne part c’est quoi ne pas signer, c’est quoi l’alternative. L’« impersonnalité » dont je parle. Qui empêche le lecteur de signer à rebours. Un texte qui génère ses idiots, ses mauvais lecteurs, les bons au fond, ceux qui savent lire autre chose que ce que le Je joué a pu vouloir dire en grosses lettres. Y’a aucune condition qui peut expliquer que t’as lu ça plutôt que ce qui est écrit. Pourtant ça se passe, quelque chose passe, d’indéterminé. C’est la singularité impersonnelle.

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