5 sept. 2007

De La Manifestation

Attroupement illégal. Sous le ciel sombre de hargne et de tension, soutenu par la noirceur des drapeaux, par l’aboiement des chiens et le fracas des bouteilles. Au carré Berri, 15 mars, jour officiel du carnaval de la haine. L’odeur de la promesse du sang fait baver les bêtes. Après un bref défoulement à l’endroit d’un autobus ironiquement estampé « Bourgeois », la manifestation se met en marche. Le cortège funèbre veille le mort qui n’attend que l’incinération de ses dernières lueurs de vie. Les punks, faute de tambours et de fanfare, jouent de la bouteille contre le bitume. La foule délurée d’électrons libres, qui refuse d’entamer collectivement un quelconque slogan, s’éparpille au gré du saccage (dont la substance consistait essentiellement en l’égorgement de pancartes électorales, en le déplacement de quelques panneaux de circulation et en la personne d’un ivrogne sautillant sur le toit d’une voiture). Dans les faits, le cortège de cacophonie ouatée eut seulement le temps de se rendre sur St-Laurent. À peine 30 minutes après le départ, un groupe de policiers, matraque au poing, surgit d’une ruelle et, dans une panique contrôlée, divise la manifestation en deux. L’un d’eux eut la brillante idée de projeter un jet de poivre de Cayenne contre le sol et d’ainsi asperger ses propres collègues (leur affection fut si intense qu’ils crurent bon d’accuser les manifestants de cette grossièreté). Dans la confusion et le choc, le recul fut rapide. En un moment, l’affect outré d’une foule en colère se dissipe, s’évapore. Devant le pas du soldat, l’enragé se renfrogne, se terre, s’enfuit, comme un rat lorsque coule le navire. Les cohortes de policiers se retirent, sur l’ordre du supérieur, se mettent au carreau dans les camions.

Représentant d’une confrontation avec un sujet réifié. Des deux côtés de l’antagonisme (le manifestant, Manifestant avant tout, hurle et se défoule sur la Police), le schème d’une imagination limitée ne laissant aucune place au contact de deux humanités, de deux immanences profondément individuelles, aplanies et mutilées par l’ordre, le contrôle et le spectaculaire. La révolte perd, dès que formulée, rationalisée et ritualisée, son potentiel de transmission à l’Autre. L’intuition, une fois qu’elle se pose en les termes et les paradigmes définitionnels de la logique, du langage dominé par celle-ci, voit sa concrétisation pervertie et son action tournée en désuétude. Il y a impossibilité de poser une action sans que celle-ci conserve la force de négation de l’intuition. Cette action est inévitablement construite et gérée par l’ordre, porte en elle-même les stigmates de celui-ci. En visant les représentants de l’ordre, la révolte vise platement la visibilité aux yeux d’une perception de ce qu’est la société, à être la représentation symbolique de la révolte en tant que telle. En cela, l’action de révolte se perd dans un néant de fiction schizophrénique puisqu’elle ne représente personne et ne vise en fait personne en particulier. Ce jeu de lutte dans l’abstraction pure, sans renvoi au réel, amène l’action à se nier elle-même. Son estomac est digéré par ses propres sucs gastriques.

Les premiers mouvements de lutte, avant d’être associés aux mouvements philosophico-artistiques, n’avaient pas la prétention de renverser un ordre établi, de frapper le cœur du Léviathan (pour reprendre l’image d’Hobbes), mais du moins avaient-ils des revendications adressées à un agent social défini ou à un groupe défini, dans le but d’avoir une incidence réelle et directe à court terme d’abord, à moyen et long terme ensuite. Avec le développement d’une pensée globalisante et ancrée dans la totalité et avec la dispersion des figures du pouvoir, un amalgame entre mouvements sociaux, artistiques et philosophiques, dont Mai 68 fut l’apogée, la lutte a eut les yeux plus grands que l’estomac, une volonté de porter un grand coup au Tout, d’opposer le Grand Refus. Le problème étant que ce nouveau paradigme de la lutte, ayant peut-être une vision juste et complète de ce qu’il définissait comme l’objet cerné et concentré du pouvoir contraignant, ne rendait plus la pensée de l’action effective. L’objet décrié par la critique se distingue aujourd’hui par son omniprésence, par l’impossibilité d’être défini clairement, d’être identifié en une réalité monolithique de laquelle on se devrait de s’affranchir. La pensée, concrétisée en action et dirigée dans le réel, se perd donc face à la volonté d’embrasser par la critique la totalité du social et de ses tares fondamentales.

Il est essentiel de rétablir le dialogue, l’aller-retour, entre la primauté intuitive de la révolte et l’action perpétrée, médiatisée et dirigée vers. Elle se veut la porte. La pensée prise à la gorge offre son cou bleuté à la hache de la Raison autoritaire. Cette Raison autoritaire, les structures du pouvoir dont elle résulte, se distingue par l’expansion infinie de sa réification de la praxis. La révolte émerge du ventre. La violence se distingue par l’intuition, l’abstraction naissant de l’immanence. Le rituel recrée l’espace dans lequel se revit la structure du symbolique, fait vivre au sujet l’immanence de l’intuition préalablement sentie. Gestion désintéressée. On vit perpétuellement enfermé et étouffé dans l’objet. Il y a une impossibilité complète de définir l’essence de la négation qui permettrait de poser un regard critique sur une réalité globalisée et ficelée en une positivité normalisée, évidée.

La perte du mouvement social - dans le sens de se mouvoir et non comme une « classe » immuable - est le pire danger qui guette la révolte. La répression,elle, provoque, stimule, à la limite. La stagnation, la répétition infinie de l’échec, par manque de courage au présent (là où la lutte est, pas dans le passé ou le futur), voilà ce que l’on rencontre partout où l’on veut se joindre. Alors ne pas perdre le mouvement du plan premier- primaire- de l’immanence du désir et de la violence qui en résulte. Ne plus idolâtrer le geste futur, mais être surpris par sa propre intensité dans l’action, se laisser porter, ne pas prévoir. Il y a tout l’utopie à reconquérir dans l’immanence. Dans le fond, ces dérives, tous les reconnaissent et s’en dissocient, mais combien savent faire mieux, qui n’y tombe pas à ses heures ? Il ne s’agit pas d’un procès, il s’agit de réveiller ce qui est déjà en nous. On vous fait confiance.

« Le pouvoir et les dominés qui s’y vautrent entretiennent la perpétuation du même, l’absolue fondation d’une autorité fondée sur une transcendance arbitraire, sans substance réelle. »

Philippe Blouin

Évidemment, toutes les considérations élucubrées au fil des précédentes phrases ne se veulent pas la fondation et l’expression d’une critique irrémédiablement nouvelle. En toute humilité, nous avons cherché à proposer une lecture critique des phénomènes de révolte. Ceux-ci, chirurgicalement planifiés et prévus par le fonctionnariat et l’État policier, qui n’ont pour seule préoccupation que ne soit pas troublé la circulation de l’heure de pointe, se doivent d’être remis en perspective en tant que mouvement actif relégué au rang d’objet passif, encadré.

Lorsque l’oppression du pouvoir coercitif se manifeste dans l’espace de médiation du social intégré par le système de domination, c’est à cet espace même, en tant que porteur du symbole de l’étouffement et de l’injustice, que s’en prennent les parias, les marginalisés et les marginaux, tous ceux, bref, qui s’identifient comme appartenant à cet espace public, à la rue, à la jungle urbaine. Tout en se définissant en rupture face à une société qui ne leur ressemble pas, de laquelle on les exclut ou ils s’excluent, c’est toujours au sein de leur milieu identitaire, de l’univers qui prodigue leur sens, c’est-à-dire dans les rues mêmes, dans l’espace social commun à tous, que se déploie l’agressivité, la colère. L’action conséquente se devrait de porter atteinte, de quelque façon que ce soit, aux sphères d’exercice du pouvoir, et non au milieu de médiation du social, au lieu de rencontre de tous les individus. Toute revendication, dans une société qui tolère mal la perturbation de la routine et de l’ordre, se voit alors ostracisée, reléguée au rang de perturbation nuisible. Le jeune manifestant qui défonce le toit d’une voiture, ne fait que justifier, aux yeux de la majorité inquiète, l’omniprésence des représentants du pouvoir coercitif, voire le renforcement de leur présence. Le déchaînement de cette colère au sein de l’espace de médiation sociale, la destruction du bien public et privé comme technique consciente ou non de revendiquer, n’est pas à proscrire, à condamner. Il s’agit de se questionner sur les causes d’un tel défoulement, de mettre en lumière le phénomène qui fait se déchaîner la colère de l’Homme au cœur même de son milieu de vie. Le bureau du patron était pris d’assaut, investi et occupé lors des grandes grèves ouvrières du siècle dernier, pas seulement l’usine même. Sauf peut-être quelques actions étudiantes ou syndicales réprimées ou isolées, les espaces d’exercice du pouvoir, de toute façon vidés de symboles et difficiles à haïr à cause de l’impersonnalité de la bureaucratie, ne sont jamais visés par la contestation. Le pouvoir a pour caractéristique de remplir tout interstice, de ne laisser aucun espace de liberté, d’occuper non seulement l’espace privé mais aussi, et surtout, l’espace public. Cet espace public, autrefois lieu de règlement des conflits, devient par l’oppression et le contrôle qu’il revêt et représente, source de conflit et moteur de la friction. Cette friction, lorsqu’on l’officialise et qu’on la légitime, par le biais d’une manifestation ou d’une émeute, ne peut que faire s’enflammer ses porteurs et parfois, conséquemment, leurs quartiers. Confrontés à un nuage de brouillard, c’est la première vitrine qui y passe, et non pas les symboles d’un pouvoir de toute façon présent en tous lieux.

Être puni peut se révéler salvateur pour celui qui a besoin de reconfirmer sa position dans la société. Se défouler sans que ne survienne la réprimande perd quelque peu de sa substance, de sa saveur aigre-douce. C’est ainsi que certains parias, définis en retrait de l’ordre, titillent lors d’une émeute ou d’une manifestation les représentants de la norme jusqu’à ce que parte la baffe. Les petits soldats de l’État, en armes et vidés de toute humanité par la discipline, avancent et écrasent lentement, pas à pas, une concrétisation de la frustration et de la colère de la jeunesse d’un système qui se protège en réprimant et en écrasant sa propre progéniture.

Et si la solution, la seule porte encore ouverte pour l’action, était paradoxalement la tâche la plus humaine mais l’une des plus dures à appliquer. Si au lieu d’un spectacle révolté contre un ordre spectaculaire, et mieux que la lutte locale sur un objet minime, l’intuition révolté refusait de faire appel aux symboles, aux cadres prédéfinis (objectivants) et essayait de toucher l’humain qui se tient en face de soi. L’Autre avant tout, non pas son statut social, son pouvoir économique, mais la simple possibilité de faire naître le sentiment révolté dans son estomac. Créer en lui le mouvement de la révolte, et donc la possibilité du pouvoir. Car tout acte de révolte, et même sa conception, est une prise de pouvoir ontologique, c’est le pouvoir de chacun de vivre la négation, l’intégrer à son potentiel de vécu. Là réside une manière de toucher l’individuel sans tomber dans l’abstraction et de générer une action qui ne réclamera de rien de plus que l’association de révoltes intuitives (et non expliquées, nuance) et qui ne vise rien de plus que l’extérioration de ce sentiment. Cependant, il ne s’agit pas ici de révolte « artistique », esthétique, celle qui n’aurait comme fin que de « exprimer à autrui ». Alors faudra-il se demander s’il existe dans les formes d’expression humaines une possibilité pour une telle communication, entre l’art et le langage ? Sans médiatiser, sans objectiver, sans évider du sens et créer des fiducies.

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