22 janv. 2008

De l’Organisation par le fait

Nous sommes dangereux, semblerait-il… Pour qu’on nous colle au cul l’escouade tactique à chaque manif, pour que les coches fassent une simulation d’une prise d’otage d’un recteur à l’université Laval, ça doit être qu’on met en péril quelque chose. On dirait bien que ce qui s’est passé en novembre 2007 relevait de la concertation internationale, en France c’était la foutue même chose qui a eu lieu. Faut pas faire les cons, il y a quelque chose de gros qui est en train de se tramer, pas seulement une putain de hausse des frais. Allons-donc! Un foutu anti-émeute ça fait 130$ l’heure, t’utilises pas ça pour rien.

En fin de compte, peut-être qu’on l’est, dangereux. Faut pas se leurrer, les étudiants sont la principale menace qui pèse sur l’ordre interne des pays occidentaux depuis l’enivrement des travailleurs à la télévision, au bungalow et aux fonds de solidarité syndicaux. Plus même que la menace soviétique ou islamique, altérités nécessaires au roulement à la fois de l’industrie militaire et de l’unité identitaire (« nous » contre « eux »), celle des étudiants vise la possibilité même de survie du système. La révolte des enfants de l’establishment, qui est censé hériter de l’exercice réel du pouvoir, met en suspends la nécessaire passation du flambeau visant la reproduction de la formation sociale. La prise de conscience par la jeunesse du caractère intrinsèquement violent du pouvoir qui lui est promis est un danger contre lequel on ne peut pas simplement opposer une force brute. On peut bien barrer le chemin à la révolte estudiantine, on mourra certainement avant elle, et là elle fera ce qui lui chante. Tu vois : la seule manière de tuer l’insubordination de l’étudiant c’est de le casser, littéralement. Il faut l’attirer à des endroits qui l’empêchent de développer son potentiel. « Casser son rhizome », casser son développement cancéreux, casser ce qu’il a de foutrement culturel, de foutrement profond. Rien de mieux que de l’obliger à se battre en batailles rangées. Rien de mieux que de l’amener sur le terrain syndical, de l’obliger à négocier. Rien de mieux que l’obliger à se choisir un chef. Rien de mieux que de lui dire qu’il doit être cohérent aux yeux de la logique primant dans le social.

Le Rhizome c’est le type de déploiement de l’herbe. Ça n’a pas de centre, ça repousse de partout quand tu le coupes. Seulement, tu peux le casser en lui mettant un Tuteur, en dirigeant son déploiement dans une certaine trajectoire. Il serait peut-être temps de réaliser qu’on peut faire un foutu lien entre la manière dont l’herbe s’organise, d’une manière si fine que les cons la qualifient de chaotique, et notre mode de déploiement politique! Tu peux parler comme un rhizome, mais tu peux aussi parler comme un arbre. Un intello ça parle comme un arbre, ça part d’un concept central pour en tirer une arborescence. Seulement, si tu lui coupe le tronc, comme toutes les théories du passé se sont éventuellement fait couper le tronc, incluant le marxisme, tu le tues. La plupart du temps, de même que l’herbe et la mauvaise herbe poussent partout naturellement, ce qui se développe en premier est de type rhizome. C’est la fameuse spontanéité anti-hiérarchique de tous les débuts, des débuts d’une révolte, des débuts d’une relation amoureuse. Alors là il peut y arriver un intello, dont le mandat sera de ramener ton rhizome à un quelconque principe premier. Il voudra faire de ton rhizome un arbre, en l’essentialisant, en l’expliquant par un concept déterminant. Le marxiste il te dira que tout ça, tout ce rhizome complexe il part de la production. Le psychanalyste te dira que ça vient de l’inconscient, et des traumatismes de papa-maman. Le fait est qu’on transformera ton rhizome en arbre, et c’aura l’air plus puissant comme truc, un tronc conceptuel solide, c’est impressionnant : mais en réalité l’arbre est plus vulnérable, quand tu coupes son centre tu le tue.

Mais aussi on peut t’envoyer un tuteur, un parasite aux apparences de pôle unificateur. Faut la lâcher cette idée d’unification par le pôle : le rhizome est déjà unifié, c’est un foutu réseau, tu te reconnectes toujours aux autres parties un jour. Le tuteur ce qu’il faut c’est diriger le rhizome en quelque part, c’est complètement subtil comme truc et ça peut t’amener à faire quelque chose que tu ne souhaitais pas au départ, par exemple servir l’ordre et le pouvoir établis. Les fascistes sont des tuteurs, ils prennent l’énergie qui grouille en bas mais, au lieu de la transformer en bloc et de la cristalliser en un principe fondateur comme le font les intellos, ils la redirigent tout en les laissant fructifier, ils peuvent même multiplier l’énergie du rhizome. Le plus souvent, la ferveur qu’ils laissent intacte est dirigée vers le conservatisme; mais elle peut également éclater en guerre cancéreuse, c’est la différence entre Mussolini et Hitler, entre Thatcher et Pol Pot. La guerre cancéreuse c’est pas une guerre rangée entre pays fondés, constitutionnels, règlementés, c’est une guerre qui met en péril l’existence même du monde.

Nous avions un beau petit rhizome en formation au début de novembre 2007 et on nous a cassés à coups de tuteurs et de principes fondateurs. Le rhizome, lui, il s’en fout du principe fondateur, il se dirige où il veut se diriger, il glisse comme une raie. Mais putain qu’on nous a cassé, non?

On nous a bombardés de simulacres, le saviez-vous? Que découvre-t-on lorsqu’on observe ce qui arrive aux universités simultanément en France et au Québec (ailleurs peut-être, j’ai pas vérifié), même si l’on reste au niveau forcément ennuyant de l’économie? On découvre la logique néo-libérale en action. L’État se déleste lui-même de la responsabilité (veut-on vraiment la lui laisser?) de l’université en bloquant ses subventions et en la plaçant sous faillite (en la tutellisant), ce qui permet l’intrusion des fonds privés dans sa forme, et donc, infailliblement, de décideurs privés dans son contenu. C’est ça qui arrive, dans une multiplication de politiques bipolaires entre l’État et les universités particulières (UQAM, UdeM et récemment UQAC et McGill), sans même passer par l’entremise des réseaux de recteurs ni même par la Loi. En France ils ont appelé ça « l’autonomie » : c’est en fait une privatisation. Vous voyez : c’est un mouvement national qui s’applique au niveau local, un peu à la manière des stratèges des affaires étrangères États-Uniens qui ont « bypassé » la ZLÉA multilatérale qui s’était faite un mauvais nom en passant des accords bilatéraux avec tous les pays particuliers d’Amérique latine. Et nous on était trop branchés sur la ZLÉA pour réagir. Cette fois, ils nous ont lancé l’hameçon de la hausse des frais de scolarité. Truc grave certes, c’est cher, mais bon s’ils haussent aussi les prêts et bourses comme du monde c’est pas la mer à boire. Et en même temps ils font tout chier au niveau local en mettant toutes les universités au pilori. L’ASSÉ, « arbre » dont la charte amène à mettre beaucoup d’importance au principe directeur de « gratuité scolaire », et à la « lutte nationale », s’est branchée sur cette hausse. On s’est rué sur les CÉGEPS et ils s’en tapaient : et pourquoi on ne se taperait pas d’eux nous-mêmes? Ils étaient 60 000 en 1968 et 200 000 en 2005, est-ce que c’est vraiment ça qui est important? De toute façon, l’État pourrait très bien abolir les frais de scolarité et hausser les frais afférents à 3000$/session en proclamant la gratuité scolaire. On paierait ainsi nos frais à l’université et au privé alors, pas à l’État. À qui on s’adresserait alors? Serait-on d’autant plus des « travailleurs intellectuels » que nous évoluerions dans des institutions privées? Autant de questions de merde auxquelles un rhizome se fout de répondre. Le rhizome s’adresse à tout le monde, à l’université, à l’État, au camarade, au collègue, au voisin et à sa propre mère.

Vous voyez, c’est une question stratégique. On pourrait peut-être penser à ce déplacement du lieu du pouvoir qui s’opère partout. L’État a toujours été, à des degrés plus ou moindres, à la merci du pouvoir économique. Mais ce qui arrive aujourd’hui, c’est qu’il est en train d’abandonner ce qui justifiait son existence à l’origine, le Droit, pour ne devenir que ce qu’il a toujours été, du pouvoir décisionnel pur. Les néo-libéraux, desquels il ne faut pas sous-estimer l’importance, revendiquent la privatisation du droit, et la conservation pour l’État de la seule fonction de Police. On est déjà pas mal là-dedans, dans l’Empire mondialisé de ce con de Negri, dans laquelle les armées sont toujours des polices intérieures puisqu’il n’y a plus d’extérieur. Si nous apprenons ce genre de trucs dans nos cours, peut-être vaudrait-il mieux en prendre compte dans notre lutte. Revendiquons-nous quelque chose de l’État, qu’est-ce qu’il a à foutre de nous? L’organisation du monde passe de l’axe État/institutions à l’axe International/Local : le Québec suit la grande marche. Si l’État, déjà qu’il ne nous a jamais été favorable, n’est que la police de la finance internationale, peut-être vaut-il mieux s’adresser directement à l’international, à ce qui se passe partout, sans se contenter d’envoyer une lettre d’appuis aux étudiants Croates ou à Sud-Étudiants? Et peut-être vaudrait-il mieux ne plus s’organiser en arbre syndical national contre le tuteur mais tenter d’empêcher notre rhizome de se faire tutelliser, de garder le sens qui émane nécessairement de notre volonté commune de faire grève et l’étendre : s’étendre naturellement comme le gazon?

Il importe déjà de ne pas se leurrer en croyant que la coordination, plus que nécessaire, entre toutes les luttes locales, entre tous les foyers de résistance étudiantes et non-étudiantes, doit se faire par le haut. Surtout lorsqu’on considère qu’elle se fait toujours, d’elle-même, lorsqu’on ne s’accroche pas à un pôle local, mais qu’on s’étend horizontalement, en s’adressant à Tout et Tous et Toutes. Les Français, toujours un peu en avance dans la militance ces connards, ont compris qu’il valait mieux faire une grève de non-syndiqués et de sans-papiers que de syndiqués et de papiers. Ils ont compris que les non-syndiqués partent en grève sans coup d’envoi, sans mot d’ordre, et qu’ils augmentent ainsi leur capacité à mobiliser tous les « sans-quoi-que-ce-soit », les vies nues. Les vies nues ont pour alliés ceux qui se foutent à poil et ceux qui dénudent les tuteurs qui viennent nous récupérer depuis toujours.

Ah oui, j’oubliais : IL SERAIT FRANCHEMENT TEMPS QU’ON SE CONSULTE VRAIMENT SUR CE QUI EST RADICALEMENT NOUVEAU DANS LE TRAITEMENT QU’ON NOUS A OFFERT EN NOVEMBRE. Notamment : l’abolition du droit de grève. On n’a plus le droit, ni ici ni en France, d’occuper les facultés, cela relève désormais de l’intrusion dans un lieu privé. La police entre dans l’université comme dans un moulin, alors que c’était inconcevable jusque-là. En France, il y a des CRS en civil qui squattent les cours pour identifier les casseurs, à l’UQAM les gardiens de sécurité ont fiché tous les grévistes. L’événement de Corbo est à ce chapitre évocateur. On devrait peut-être s’interroger sur le fait que Corbo, dont la notoriété en science politique provient de ses rapports pour la GRC et la SQ, s’est fait embarrer par ses Gardas dans une salle de classe. Comme si c’était un coup pendable, que c’était prévu que les coches nous rentrent dedans pour nous pomper. C’est ce qui a permis la bullshit médiatique par après, et a rendu possible le lien qu’a fait l’administration de l’Université Laval entre les grévistes et Kimveer Gill. Nous sommes ainsi également de potentiels terroristes… Ils préparent l’idée. « On appelle pas ça une grève, mais un « boycott »…Ils préparent l’idée… « L’UQAM n’est pas un lieu public »… Ils préparent l’idée. « On ne réglementera pas le Taser »…Ils préparent l’idée

Il y a souvent de ces événements qui nous montrent que la tendance du mouvement étudiant depuis 68 à vouloir se trouver un lien de filiation l’empêche de vraiment faire face stratégiquement à la situation actuelle. En 2007 faire comme en 2005, en 2005 comme en 1996, en 1996 comme en 1968, en 1968 comme en 1917, en 1917 comme en 1848, en 1848 comme en 1792, en 1792 comme à Rome. Moi aussi j’aime bien l’idée des barricades mais…ya pus de pavé!! Pendant ce temps, l’armée israélienne a une école de philosophie qui entraîne des officiers phénoménologues qui déconstruisent les visions classiques de l’espace. Au lieu de foncer directement sur les barricadés de la ruelle, ils font un trou dans la baraque et les prennent de côté. Et nous, pris avec notre vieille shitte… C’est une question stratégique, j’vous dis! Si le pouvoir change le nom du rapport social « grève » en l’appelant « boycott », pourquoi n’en changerions-nous pas le nom nous aussi, pour que ça sonne plus excitant? On a le désavantage d’être moins nihiliste que le pouvoir, de trop tenir, tels des arbres, à des bases conceptuelles dont le bonheur pour lequel nous nous battons n’a rien à foutre. Au lieu d’avoir peur du nihilisme, qui signifie seulement n’avoir aucune base apriori, pourquoi ne serions-nous pas des nihilistes pro-existence et pro-gratuité, puisque nous en sommes libres, en vertu de notre qualité de nihilistes ? La droite utilise plus de stratégies avant-gardistes de gauche que la gauche ne le fait, piquons-leur les leur!

Afin de vraiment faire de ces années et de ces lieux l’expression réelle d’une opposition vivante à la marchandisation et la policisation de l’existence, il est important de tenir en tête tous ces trucs, et d’avoir confiance en nous en l’absence d’un pouvoir. Ce n’est pas qu’il vaille mieux ne pas s’organiser, au contraire il s’agir de s’organiser réellement, sans faire rendre cette organisation artificielle, sans vraiment tenir au nom qu’on y donne mais seulement aux pratiques qui y ont lieu. Laisser se déployer le rhizome libre, c’est ce qu’on pourrait appeler l’organisation par le fait.


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