U ne soupape qui entre souvent en fonction lorsqu’un interrogatoire enfumé entre copains en vient à se poser directement sur l’implication directe de l’un réside dans la confession d’une épouvante, devant justifier sa paralysie. Lorsqu’on demande : « qu’est-ce que tu es prêt à faire? », notre ami ne peut que rougir de honte devant sa peur d’agir, lui qui, sachant la densité du contrôle dont nous sommes tous objet, craint déjà que son malaise ne se reflète sur son visage. Marcher dans la rue est une résistance en soi. Soit. Défiler au long des barrières donc. Mais tenter de les enfoncer? Sa réponse est celle-ci : « toute action d’envergure qui se fait sans un appui des masses ne fait qu’engendrer une vague de répression plus forte encore! ». Et c’est vrai. Encore plus vrai : toute action avec l’appui des masses favorise une réorganisation (en plus parfait) des tactiques répressives.
Il y a là de quoi péter les plombs, et les plombs les plus importants d’ailleurs, ceux qui alimentent la volonté de vivre. Il y a dans ces constatations une odeur post-historique, comme si tout s’était déjà passé, comme s’il n’y avait aucun autre mouvement dans le futur. C’est l’apologie horrifiée du monde parfait, dans le sens de déjà-fait, fini. Mais bonhomme n’oublies-tu pas l’essentiel : tu est en train de me parler. Tu est en train de faire de quoi. Et tu ne pourrais pas prévoir comment je réagirais : je pourrais te cracher à la figure ou te proposer subitement de te baiser. Pourquoi ne ferais-tu pas quelque chose de semblable, sauf pour prouver ta propre fin, le fait que tu as déjà été tué en voyant tous les autres comme morts. Sache que le moment où l’appareil policier met vraiment ses stratégies en revue, le moment où il t’observe et en tire des conclusions sur comment faire en sorte que tu en viennes à faire le mort est justement celui où tu ne rouspète pas. Son job maintenant, puisqu’il s’agit peut-être là d’une nouvelle tâche, est de ne pas s’arrêter à l’ordre relatif, mais au moment où cet ordre est atteint, de le rendre parfait. Elle ne fait pas que réprimer, la police, elle booste. Elle ne fait pas que détruire la dissension, elle produit l’ascension… sauf si tu lui fous sur la marboulette juste pour qu’elle utilise ses boucliers et pas ses bouquins.
Hé vous ! Étudiants en sociologie ! Observez bien ces collègues qui semblent catcher ce qui arrive, qui étudient sciemment le totalitaire tout en ne se prononçant pas sur leur position face à l’ordre établi. Il y en a certainement d’entre eux qui deviendront sociologues de la police, c’est en effet une discipline qui existe, et qui a ses propres putains de publications et ses groupes de recherche. Peut-être est-il temps de leur péter la gueule avant qu’il ne se tiennent plus que dans les restos bien gardés d’Outremont : les couloirs universitaires offrent plus de coins sombres. Sociologie de la police donc, qui s’est développée dans le vide post-68 : les marxistes-léninistes des 70s sont bien plus faciles à analyser que les enragés de Nanterre, au moins ont-ils un centre. La sociologie serait donc rendue à servir le statu quo? Non, elle l’a toujours fait, comme l’université en tant qu’institution, il me semble qu’il n’y ait rien de plus évident[1]. Mais disons qu’une accalmie relative, dans une période un peu plate, a favorisé un brainstorming bouillonnant en sociologie. Tout d’un coup il n’y a plus d’opposition que formelle entre Weber et Durkheim, on peut utiliser leurs épistémologies en même temps pour faire de la méga-sociologie. Et il n’est même plus question ici de gérer l’ordre idéologique, ce qui est déjà fait, mais de gérer l’ordre des signes. Plus que le symbole, dont la distance avec ce qu’il signifie peut être connue (mais rarement discutée), le signe est du totalement subliminal. Et ce que ces enfoirés de sociologues font c’est débusquer ce qui est encore subliminal, ce qui n’est pas démasqué comme message (donc fruit d’une intention condensée consciemment) et de le mettre tout de son côté.
C’est-là que la police prend le mandat qu’elle ne contenait qu’étymologiquement, comme son projet terminal, de polir : rendre « poli » les gens et l’espace, sur un même niveau. Lorsque gentrification il y a dans HoMa (le nom bourgeoisé à la SoHo de Hochelaga-Maisonneuve), les nouveaux riches vont patauger dans un décor à la Di Stasio[2] et revendiquent que les philistins BS ne gâchent pas la scène. Les balbutiements de ce phénomène se retrouvent dans la parution d’un article de deux sociologues de la police américains au début des années 70 qui a eu l’effet d’un baume dans le domaine. C’est là que fut diffusé la Broken Windows Theory. Elle part de la constatation que si une vitre d’une bâtisse est pétée, ça va encourager le monde à péter d’autres vitres ; et si une cochonnerie est jetée à terre, ça va encourager le monde à garrocher d’autres cochonneries à terre. Il faut tuer le mal à la racine : Zero Tolerance! L’injonction « Freeze! » ne servira donc plus exclusivement à geler un crime en cours mais à geler la possibilité même d’un crime. Le crime découlant de la délinquance qui s’exprime en fait dans tout comportement anormal, dans tout signe de résistance à la socialisation, on te gueulera « Freeze! » pour geler toute herbe sortant du carré qu’on t’assigne. On s’en prend désormais à l’attitude. Vous devez être contents de vous faire crisser dehors d’un parc à minuit (là où le fun commence) : Freeze! De là peut-être vient le malaise de cet ami au début du texte, qui rushe juste à faire comme s’il n’était pas en train de capoter continûment devant le pouvoir. Faut que ça soit le fun que ça soit pas le fun, c’est pour ça qu’on fait des campagnes sur le suicide.
Au début des années 90, ces enfoirés de la sociologie de la police étaient assez tranquilles pour s’attaquer à une forme à la fois plus abstraite et plus concrète de notre comportement. Avec l’aide de béhavioristes post-modernisés, ils ont cherché à n’étudier non plus l’objet en lui-même (le délinquant, etc.) mais les relations de cet objet avec son milieu, son habitat. Vous devriez vraiment lire là-dessus sur wikipedia, c’est assez débile. La branche de environmental studies naît. Et ses recherches sont appliquées à partir de 1996 à Boston, et ensuite ailleurs, tout d’abord par la généralisation de la police communautaire (qu’on retrouve même en Roumanie aujourd’hui). Mais sa forme la plus insidieuse se fait par l’urbanisme. La police, à laquelle on donne la marge de manœuvre pour l’application des lois municipales, travaille en partenariat avec les urbanistes pour restreindre la criminalité dans les possibilités mêmes qui sont offertes par l’architecture urbaine. Il s’agit notamment de dégager les « espaces verts » des hideouts qu’ils offraient jadis, c’est-à-dire de ne pas placer les arbres trop à proximité, et d’offrir un champ visuel ouvert pour qu’une auto-patrouille puisse quadriller le terrain juste en passant à côté. Les clôtures, elles, sont soumises à de nouvelles normes qui baissent leur hauteur et réduisent leur opacité, afin qu’elles ne gardent une fonction que symbolique, donnant l’impression qu’on ne doit pas outrepasser le terrain qu’elles délimitent et s’assurant du même coup qu’un ne puisse pas se cacher derrière. Avez-vous vu une clôture récemment construite qui ne respecte pas ces critères? Non. Autre exemple : réduire la possibilité des cours avant, pour que la population garde des BBQs en arrière et n’attirent pas des badauds voulant fraterniser autour d’une côtelette. Ce sont des plans concertés qui produisent ces effets de lieu. Réalisez-le, putain de merde, c’est grave : la ville est entièrement occupée par la police!
« J’remonte à la léproserie » ou « on va aller faire un tour au camp ». Voilà qui est plus clair que le mot « ville » ; où peut-être devrions-nous revenir à polis, les Grecs s’assumaient au moins, et leurs fêtes levaient pas mal plus qu’aujourd’hui : « je peux pas venir j’ai un souper ». Peut-être n’y a-t’il là rien de nouveau. Mais le fait que le pouvoir ne ressente même plus le besoin de se cacher comme il le pouvait dans la bonne vieille post-modernité (c’est ce qu’on lui reprochait d’ailleurs), est tout de même significatif de la merde dans laquelle nous sommes. Parce que la loi se montre aujourd’hui comme étant de toute évidence un moyen de contrôle. L’État de droit se dévoile comme une fiction… et tout le monde s’en câlisse! Le fait est qu’avec des lois comme celle qui est arrivée en juin dans Ville-Marie sur l’interdiction de crisser quelque chose à terre, on se retrouve tous en situation permanente d’illégalité. Quand la police s’adresse à toi, elle a déjà un mandat d’arrestation, il faut que tu prouves à chaque fois que tu n’as aucune autre intention que de travailler et regarder la TV. Regardez : quand on voit des formes de pouvoir archaïques resurgir dans une système qui a déjà modernisé des stratégies de contrôle, il faut vraiment se méfier. Parce que le prétexte de la modernisation de la police avait été poussée par des foutus mouvements sociaux qui critiquaient ses manières de faire. Disons que tout est resté : le pouvoir féodal, le pouvoir disciplinaire, ça n’a pas été remplacé, juste augmenté.
Mais il convient d’être rassurant : rien n’est inexorable. En fait, le seul fait que l’appareil répressif persiste implique qu’il y a quelque chose à réprimer. Résistance à l’ordre il y a donc, et toute théorisation de l’action devrait partir d’une analyse de la substance déjà en action. Le fait est qu’aujourd’hui la coercition ne s’applique pas, comme elle le faisait peut-être jusqu’au début des années 70, à un groupe révolutionnaire. Il est clair que les principaux dossiers de la police ne portent pas sur la New Left, et encore moins sur des groupes du type Weatherman, etc. Pour des raisons que nous n’analyserons pas parce que ça serait très plate, ce qui semble accaparer la matraque est bien plus sale et pas-invitant qu’on pourrait le croire. Les islamistes (qu’en aucun cas on ne pourrait qualifier de progressistes, ni même de politiques) et les gangs de rue (qui sont en fait un espèce de sous-produit du mode de penser capitaliste sauvage). On peut envisager qu’un quelconque événement (crise économique, climatique, etc.) pourrait faire perdre pied aux forces policières, et mener à l’émergence concrète de tels groupes fondés sur un pouvoir grossièrement rationalisé. Il y a du chaos sous-jacent à l’ordre, mais il n’est pas de notre côté ; Fifty Cent n’hésiterait pas devant un gauchiste avec sa chaîne de bicycle.
Jadis, les Black Panthers pratiquaient une forme d’agit-prop bien singulière consistant à rencontrer les bandits locaux et, sans réclamer leur pacification, re-diriger leur violence vers des « ennemis de la communauté »[3]. Cela revient en fait à pousser le thug vers une certaine conscience de classe. Politiser le magma violent sur lequel notre société actuelle repose, voilà une initiative intéressante. Mais bien plus : se concevoir soi-même, en tant qu’être déjà politisé, comme partie prenante du chaos sous-jacent, et contribuer à le transmuter en liberté. Pas seulement se concevoir mais faire effectivement. Et Dieu étant mort, tous les coups sont permis : diversité des tactiques. Seulement je crois que les tracts sont un peu insuffisants pour une telle entreprise.
Et oui cher ami, j’avoue que t’as des raisons de capoter. Ça va vraiment très mal partout… Mais disons que si la pression sur le pouvoir avait été constante, il aurait eu plus de mal à travailler en secret. Ne sais-tu pas que ça va vraiment être pire. Ne sais tu pas qu’au moins le couvre feu n’est pour le moment qu’officieux. On est jeunes, ça va être trippant, let’s go! Met du gaz dans tes bottines!
[1] il y a quantité de tatas qui soutiennent que l’université a perdu son autonomie traditionnelle à l’égard de l’économique et perdant son lien avec le social. L’économique et le social ne sont ils pas, dans les sociétés modernes, qu’une seule et même chose, il me semblait que Marx l’avait dit. Kant et Hegel n’étaient pas subversifs, ils étaient des fucking philosophes d’état, douchebag!
[2] du type « soleil miroitant dans un filet d’huile versé sur une feuille de basilic »
[3] aller braquer tel chaîne de supermarché au lieu du dépanneur au coin de la rue
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