11 oct. 2007

Des Tendances Actuelles Du Progrès De Bébé

U n néologisme fit son apparition à l’été 1999 visant à dépasser une certaine gêne venant avec le fait de nommer untel son « ami » en le désignant comme « friend ». Dans le monde anglophone on cessait de dire « friend » pour se référer au « dawg ». Et déjà quand on s’en rappelle on ressent une certaine honte devant le caractère suranné d’un tel camouflage et on dit « pote » et « chum » pour les pauvres ou on revient même à « ami ». On pourrait voir ce dernier mouvement comme la fin de la courte histoire de la formation d’un langage voulant rester normé malgré la perte de son honnêteté (son référent). Lorsque ce qui a été convenu comme étant absurde ne ressente plus le besoin de se nommer autrement : lorsqu’il a été convenu que tout est nécessairement absurde, mais doit rester sur le terrain par souci d’efficacité. En arrêtant d’appeler son ami un ami, la motivation provient de la conscience qu’il n’est pas vraiment un ami, que les amis n’existent plus ; ou qu’à la limite on ressent l’amitié mais on sait très bien que c’est un sentiment suranné. On sent que c’est bébé de dire « ami », comme on sent que c’est devenu bébé de dire « je t’aime ». L’immédiateté est directement associée à l’enfance. Pourtant, et tous ceux qui ont déjà pris des hallucinogènes vous le diront, on se voit tous entre nous comme des gros bébés, motivés par les pulsions biologiques et les rengaines entre bébé et maman-papa. Quoi d’étonnant en ce sens que les jeux de langage camouflant des concepts rendus bébé prennent toujours racine à la Polyvalente. Peut-être le lieu qui suscitera toute notre vie durant le plus de cauchemars : l’imaginer plus grosse qu’elle l’est, traversées d’intrigues aiguës et d’incitations au suicide. Le lieu où on apprend justement, sous sa forme la plus intense, ce jeu qui dure encore au bureau, de qui est le moins bébé. Qui est le moins naïf, qui est le moins masturbateur, qui est le plus groundé, qui a le plus d’amis.

La jungle de la polyvalente est cet espace où sont mis en jeu les forces qui graveront les traumatismes si déterminants plus tard. C’est le lieu des dernières scarifications du bébé vieillissant. Si la compétition du secondaire forme celle du capitalisme, c’est qu’elle forme toute possibilité d’un pouvoir non pas seulement physique et coercitif, mais le pouvoir plus raffiné du style, style d’apparaître et style de parler. Parce que le plus souvent ce sont les geeks, ceux qui ont appris les règles du jeu un peu plus tard et un peu plus violemment qui deviendront les hauts fonctionnaires les plus vicieux. Il n’y a qu’un pas entre les cartes magic, Machiavel et Kissinger. Et ils resteront geeks jusqu’à la mort, geeks des stratégies d’aliénation de masse et des systèmes de sécurité. Les « populaires » s’aligneront soit sur la conservation de leurs gains initiaux (à la sortie de l’âge bébé) ou incarneront les figures charismatiques du pouvoir, sa face visible. Comme déjà les plus puissants des grecs avaient l’apanage de l’occupation de la sphère publiques, eux seront le portrait pré-rédigé du déroulement du monde à la télévision. Contrairement aux geeks, les anciens populaires ne ressentent pas le besoin de gérer d’autres personnes, juste de faire leur show de « celui qui a du pouvoir depuis longtemps » et, si possible, se faire sucer la bite en remerciements. Leur coexistence pacifique imposée à la polyvalente perdure dans le social. La politique est le lieu des rejects, qui sont restés aux jupes de leur mère trop longtemps. Ils ont été fucking frustrés quand ils ont découvert qu’ils passaient pour des cons chaque fois qu’ils parlaient de leurs « amis », maintenant ils n’ont que des associés. Mais qu’en est-il de nous ? Du microfasciste-bébé qu’on peut devenir à force de frustration, et lorsque notre langue politique se retourne sur elle-même et se dogmatise par impuissantisation ? Faut faire attention, va falloir se surveiller en tabarouette et être prêt à s’esquiver soi-même lorsque ça semble trop facile.

Parce qu’on y est : une brèche dont les paramètres ne sont pas encore définis s’ouvrira dans le continuum d’ici peu, c’est la Grève. Pour un temps, que nous devons considérer comme réellement illimité, la friction du système sera en relative surchauffe, tout ce qui sera fait sera vécu comme un peu plus intense. Il s’agira d’étendre le marasme, de faire en sorte de déborder les frontières, pour que l’ambiance du « moment spécial » s’immisce dans les parois de chaque quartier, de chaque pavé, que tout change d’aspect et de qualité. On appelle ça une ambiance, une situation, qui oriente à son insu toutes les interstices des esprits qui y sont plongés. Et plus ça pue plus ça peut rester longtemps dans l’air.

Nous sommes rendus assez loin dans l’histoire, trop loin pour que l’existence soit aussi nulle. À quoi bon le nihilisme s’il n’est pas passionné, s’il n’est pas source de création ? Le monde contemporain résulte d’un avortement. Avortement du projet critique, qui a mis successivement le Roi et Dieu à bas mais qui a conservé l’autorité et l’idéologie. D’ailleurs, c’est un truc compréhensible, même en dehors des intérêts en jeu, et on le voit bien en lisant les contemporains des révolutions passées. Il y a toujours un point où ils stoppent leur course et nient qu’il y ait encore du terrain à parcourir. Il faut croire qu’il y a quelque chose de vraiment épeurant à tout mettre en question. Qu’on se demande si on va atterrir sur quelque chose de solide, un fondement, un référent ultime. Et ils savent bien qu’en fait il n’y en a pas, qu’on ne peut connaître absolument rien avec certitude. Ils savent bien qu’il n’y a d’autorité légitime que légitimée, qu’il n’y a pas d’idée qui soit plus en-soi que les autres, qu’il n’y a pas d’interdit fondamentalement naturel. Mais le point est qu’ils préfèrent se fabriquer des chimères philosophiques basés sur des pseudo-nécessités transhistoriques que de rendre compte de l’aporie sur laquelle repose la civilisation entière. Contrat social, économie, état-nation, mariage. Mais qu’est-ce que ce demi-mouvement ? Dénoncer les idoles, mais pas au complet ? Pourquoi ce vertige ? Parce qu’il me semble que l’absence de fondement, on s’en câlisse! Pourquoi est-ce que ce qu’on veut faire devrait cadrer avec un principe premier ? Il n’y en a pas de toute manière!

Mais si on avait laissé l’embryon croître et prendre forme, e t q u e n a q u i t l e b e a u b é b é … Constat : le monde n’a pas de sens en soi qui se donne à nous. Donc : le monde est pleinement du sens en-soi qui se donne à nous. Constat : rien n’a de valeur. Donc : tout est plein de valeur. Constat : le monde est vide. Donc : le monde est plein. Comme le dit Husserl, il n’y a pas d’arrière monde. Tout est là. On est pas obligé de faire ce que tu veux, connard! Reste à bébé à apprendre, par l’expérience, qu’on ne peut pas voler dans les airs ou rétrécir, et vous avez la créature la plus consciente, cohérente et libre du monde. Ainsi va la modernité achevée. On peut en parler comme d’un bébé ayant vécu dix siècles.

Grève sauvage, h y p e r – c o n s c i e n t e. Les bébés sont-y pas beaux c’t’année? Ça dépend en fait, depuis les Télétubbies ils commencent à être fucking pétés. Quand la sphère imaginative de bébé est reléguée à une prothèse qui est beaucoup plus développée techniquement, ça fait pas des enfants forts mais des imbébés. Des imbébés imbibés de monde préconçu par des moralistes bourgeois. Non est moins dur à dire que Oui. Et bébé, bébé ne dit que ça. C’est plus facile parce que ça exprime quelque chose de très direct. Les rêves de bébé partent de lui-même et ses déception des autres. Il ne se dit jamais non à lui-même. Et, à force de claques, bébé arrive à l’âge de raison, où se renverse ses répliques : il répond désormais non à ce qui sort de l’ordinaire, il bat ses camarades de classe rêveurs.

Plus tard il dira : « Ça va passer. » Putain de vieux réactionnaire pour qui te prends-tu? Crois-tu qu’il s’agit de maturité d’intérioriser ce qui rend malheureux, et que ton plaisir vicieux ne réside plus que dans le balayage continu des impuretés? Dis-moi pourquoi tu veux nettoyer ce graffiti, est-ce pour effacer toute opposition de ta surface? Tu es un gros bébé, avec ton plaisir-plasticine. Maman n’aimait pas faire le ménage, lui as-tu seulement demandé, ou avait-tu honte de la laisser faire ? Le geek et le populaire n’aiment pas aider maman, parce que c’est bébé. Quoi de plus bébé que d’avoir peur d’en être un : voilà notre position.

La Grève sera l’occasion de se saigner à blanc, jusqu’à la complète transparence. Ça sera le temps des amitiés fondées sur rien. Le privé devenu politique et le politique privé. Jusque-là, organisons-nous. Nous pouvons à peu près tout faire.

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